Histoire, histoires… Grandes et petites impostures

Dans mon dernier livre Étonnants imposteurs (Finistère, 1850-1950), j’évoque la figure de nombreux et bien surprenants personnages. Ici, je vous relate pour le plaisir quelques petites impostures. Pour les grandes impostures, je vous renvoie vers mon livre…

Le port d’une médaille est le symbole de hauts faits, voire d’un passé glorieux ou admirable. C’est la manière choisie par certains imposteurs pour donner l’illusion qu’ils sont quelqu’un autre, pour se valoriser… et peut-être pour en tirer profit. Entrons un instant dans leur monde avec le mystérieux Léon Chatelin qui émut Brest pendant la Première Guerre mondiale.

La fausse Légion d’honneur du cul-de-jatte Chatelin

Une affaire curieuse se passe à Brest le soir du 4 juillet 1918. La salle du « Concert des Alliés », rue de Siam, propose un spectacle avec orchestre et chanteuse pour un public composé en bonne part d’officiers et de soldats américains. La soirée bat son plein quand soudain la porte s’ouvre, et un soldat, un Poilu, amputé des deux jambes, fait une entrée fracassante, appuyé sur deux bâtons. L’artiste interrompt sa chanson, le silence se fait tandis que l’assistance se lève et se découvre ; les Américains forment une haie d’honneur au valeureux combattant qui arbore fièrement sa médaille militaire et sa croix de guerre. Une ovation s’en suit avant que l’orchestre ne joue La Marseillaise. Le directeur de la salle ainsi que les officiers américains lui offrent à boire et lui demandent de les autoriser à faire une quête à son profit, ce qu’il accepte, et qui lui permet de récupérer 150 francs. Au journaliste présent qui l’interroge, il répond s’appeler Léon Chatelin, et ajoute : « – Mes guiboles ? Ne vous en faites pas pour elles, elles sont là-bas, à Verdun ! » L’émotion est à son comble. Après le spectacle, en le voyant sans logis, car il dit sortir de l’hôpital, on le conduit au restaurant Le Canard, qui lui octroie une chambre pour la nuit et le garde au déjeuner le lendemain vendredi. Il indique alors qu’il va recevoir la Légion d’honneur par le préfet maritime au Théâtre municipal dans l’après-midi de ce 5 juillet. Quand il revient avec sa nouvelle décoration le soir au Canard, il raconte à tous les dîneurs les détails de la cérémonie, et l’assistance, attendrie, fait déboucher plusieurs bouteilles de champagne pour fêter le héros.

Mais la police n’est pas loin. Elle a connaissance de la belle histoire par un article paru dans La Dépêche de Brest le 6 juillet. Quelques vérifications permettent d’établir qu’il n’y a eu aucune remise d’insigne le 5 juillet à Brest, et qu’il y a donc port illégal de décoration. Mais l’homme est introuvable. Le 15 juillet, un policier brestois, en mission à Rennes, aperçoit sur le quai de la gare de cette ville un soldat répondant au signalement lancé par ses collègues, arborant ses trois médailles. Il l’interpelle ; c’est bien celui qui prétend s’appeler Léon Chatelin. Il déclare qu’il ne peut leur fournir qu’un certificat de présence à son corps en 1915, alors qu’il était aviateur bombardier. Invité à s’expliquer sur ses décorations, il assure qu’il a bien reçu la Légion d’honneur le 5 juillet, à l’hôpital auxiliaire au 4 place Wilson de Brest. Le policier sait qu’il n’y a pas d’hôpital sur cette place. Il l’escorte auprès du commissaire militaire de la gare qui, prétend Chatelin, doit lui remettre un ordre de transport pour Le Bourget. Mais « le commissaire militaire ayant établi la fausseté de cette allégation fit conduire le mutilé à la Place par un gendarme ».

Le commissaire spécial de Brest est bien ennuyé avec cette affaire… « S’il se peut que la gravité de ses blessures et de son infirmité ait valu au sieur Chatelin les décorations qu’il arbore, il n’a pu en donner la justification et ses dires paraissent mensongers, tout au moins quant aux circonstances de date et de lieu dans lesquelles sa croix lui aurait été conférée. » Le dossier est transmis en préfecture, mais l’on ne connaît pas la suite qui a été réservée au procès-verbal. Était-ce un imposteur, était-ce un soldat victime d’un traumatisme consécutif à ses blessures ? Il faut savoir qu’une condamnation pénale au casier judiciaire empêchait l’octroi de la Légion d’honneur au soldat le plus méritant. Était-ce le cas ? Notons en tout cas qu’aucun Chatelin Léon ne figure dans le fichier des récipiendaires de la Légion d’honneur. Le mystère reste donc entier.

Ce qui est certain, c’est qu’il avait l’art de la communication pour se présenter comme un humble héros ! Susciter l’émotion, l’admiration et les applaudissements du public le comblait… même s’il ne négligeait pas les aspects matériels.

Un autre extrait de mon livre Étonnants imposteurs :

Un simulateur de folie devant les tribunaux : Yves-Marie Gloaguen

Les psychiatres sont sur leurs gardes avec les accusés qui, avant ou pendant leur procès en cour d’assises, ont une manière d’être ou de réagir laissant présumer qu’ils n’ont pas toute leur tête. Est-ce une mascarade tentée par celui qui n’a plus rien à perdre ? La responsabilité de l’expert est donc immense quand il s’agit de détecter la part de simulation dans leur comportement.

Citons le cas en 1938 d’Yves-Marie Gloaguen, né en 1910 dans le Cap-Sizun. Il est épris de gloire et rêve de devenir le nouveau Spada, mythique bandit corse guillotiné en 1935. Ce multirécidiviste violent, chassé de l’infanterie coloniale en 1936, a acquis un pistolet automatique à Lorient, et, à sa descente d’autocar le matin du 15 juin 1938 à Rosporden, il prend à pied la direction de Melgven. Sur son chemin, il commet des vols dans plusieurs fermes en brandissant son arme de poing, fracturant les armoires, menaçant de mort les uns et les autres, tirant sur les paysans qui le poursuivent, bref, semant l’épouvante chez les habitants. Il est arrêté dans son expédition sauvage peu avant 17 heures par un gendarme qui essuie à son tour des coups de feu. Conduit en prison, Gloaguen simule aussitôt la folie, comme il l’avait fait lors d’une précédente incarcération. Il brise ce qui l’entoure, crie sans arrêt, demande à tous de l’appeler Spada. Il réclame à boire, veut battre le record des buveurs d’eau et en avale vingt litres par jour, se vantant même d’en liquider jusqu’à cent litres en vingt-quatre heures ! 

Doit-on l’enfermer à l’asile ou dans une prison ? Pour le collège de quatre psychiatres nommé pour l’examiner, Gloaguen est un simulateur puéril et maladroit qui cherche à mystifier son entourage pour aller là où il sera le mieux, c’est-à-dire à l’asile, d’où il pourra facilement s’évader, et non en prison ! Son avocat Me Guirardel tente de plaider que « Gloaguen est un fou intermittent qui a des moments de raison ». Mais la cour d’assises du Finistère tranche le 3 juillet 1939 : l’accusé est condamné à quinze années de travaux forcés et à une interdiction de séjour de 20 ans. La transportation dans les bagnes coloniaux ayant été abolie par décret-loi du Front populaire en 1938, il exécutera sa peine dans une maison centrale métropolitaine.

Dans mon livre Étonnants imposteurs, un chapitre est consacré aux vrais et faux espions, en voici un court extrait !

Miss Kiki, félonne ou mythomane ?

Miss Kiki Wilson, Albertine Terrien de son vrai nom, née à Angers en 1898, est arrivée à Brest le 19 septembre 1918 et a pris pension à la Brasserie alsacienne, rue de Siam. Elle se dit étudiante, se prétend polyglotte très instruite, et se targue d’être la maîtresse d’un nommé Hamilton, commandant du paquebot transatlantique Vaterland, rebaptisé Leviathan, un navire allemand saisi par les Américains et servant au transport des troupes à Brest. En réalité, Miss Kiki est une prostituée de bas étage venue courtiser la fortune à Brest en racolant les soldats et marins américains qui y débarquent ou qui y séjournent. Rêvant de devenir la nouvelle Mata Hari, reine de l’espionnage fusillée l’année précédente, elle prend attache dès son arrivée avec un membre de l’Intelligence américaine, afin de s’informer sur les possibilités d’intégrer le service de contre-espionnage à Brest. Même si on ne lui prête aucune crédibilité, son profil est suspect. Elle ne parle que d’espionnage, suit les mouvements du port, révèle aux uns et aux autres qu’il lui serait aisé d’obtenir des officiers américains tous les renseignements désirables, et se vante encore de fouiller les portefeuilles des soldats ivres ou endormis.

La police chargée du contrôle des étrangers et l’Intelligence américaine décident d’enquêter ensemble pour en avoir le cœur net. De connivence avec sa logeuse de la rue de Siam, qu’ils connaissent bien et qui s’est proposé de faire parler Miss Kiki en lui posant des questions choisies, les inspecteurs se cachent dans la pièce voisine de sa chambre et écoutent la conversation en prenant des notes. Le piège se met en place.

Elle s’épanche alors auprès de sa logeuse. Elle affirme fréquenter nombre d’espions à Paris et à Nantes, avoir eu des relations spécifiques avec la cheffe de l’espionnage féminin allemand, et avoir détenu de faux passeports pour travailler en Allemagne ainsi que pour espionner des officiers allemands en Suisse ; elle ajoute même qu’il lui serait facile de partir maintenant en Allemagne à bord d’un sous-marin. À la question de savoir quels secrets elle a pu glaner à Brest, elle répond avoir en sa possession des circulaires américaines confidentielles sur les mouvements du port, et elle indique à sa logeuse que tel destroyer en rade prépare une coque renforcée pour se rendre invulnérable face aux sous-marins ennemis ; elle lui détaille l’usage des signaux lumineux et des feux au large, etc.

Les policiers notent d’emblée les incohérences de ses propos, et écartent sa dangerosité dans la mesure où elle n’a aucune des qualités nécessaires pour pratiquer l’espionnage. Néanmoins, le commissaire spécial de Brest décide de l’interpeller le 25 octobre 1918 et de la faire entendre. « Je cause beaucoup trop et c’est le seul reproche que l’on peut me faire », avoue-t-elle piteusement. Le commandant qui est son amant attitré ? C’est en réalité un marin de ce bateau qu’elle a eu comme client à Paris et qu’elle a retrouvé à Brest. La coque du destroyer, qui est en fait un transporteur ? Il est simplement en réparation après avoir subi un torpillage. Pour la couleur des feux, elle en a parlé au hasard. Sur la facilité d’obtention d’un passeport ? Ce n’est que la lecture des journaux qui l’a inspirée, de même que sa connaissance du nom de la cheffe de l’espionnage allemand, car elle n’a jamais mis les pieds ni en Suisse ni en Allemagne.

En conclusion, la jeune fille est une affabulatrice complètement inconsciente. Mais aussitôt après son audition, ce 25 octobre, alors qu’elle a reçu l’ordre de rester à Brest à disposition des autorités, elle prend la poudre d’escampette ! Les policiers apprennent qu’elle est en gare de Brest et qu’elle s’apprête à monter dans le train pour Paris… Arrêtée, elle est conduite devant le procureur de Brest, puis incarcérée sous l’inculpation d’espionnage. L’instruction n’apporte pas la preuve de faits précis à sa charge, et elle va bénéficier d’un non-lieu, avec obligation de quitter le territoire de la XIe Région militaire.